Intervention de Marc Lasseaux dans le cadre du séminaire « Et vous, comment ça va l’autorité ? » du 22 novembre 2017
Les représentations communes de l’autorité renvoient à l’Etat et à aux représentants d’un ordre, ici l’ordre républicain : la Justice, la Police, les Armées et les fonctions qui produisent de la Loi et des institutions.
Se référer à l’autorité dans l’entreprise est entendu comme un comportement et pour le coup autoritaire, ou comme l’évocation du passé, d’une notion obsolète du paternalisme. Un temps éloigné, un temps situé dans une histoire close. L’autorité, ou le bon vieux temps de l’ingénieur et de l’ouvrier, du patron et de l’employé, chacun à sa place.
Le management et ses visées modernistes lui a préféré le leadership, un cocktail de qualités personnelles supposées stimuler un corps social inerte, sceptique, ou revêche aux incessants remaniements du Travail qu’en entreprise on nomme « changement ».
Ce qui se cache dans le leadership en tant qu’idéal de conviction et de stimulation a trait au pouvoir du manager. Pouvoir de décision, cela va sans dire, et aussi pouvoir de séduction (enthousiasmer l’autre), pouvoir de négociation, et en bout de liste, c’est-à-dire en dernier recours pouvoir coercitif.
Le pouvoir occupe le quotidien des managers. Il occupe et préoccupe du côté du fantasme et des affects. Donnée organisationnelle pour les institutions et entreprises, ça mettrait le pouvoir au rang des outils et des capacités, d’une instrumentation, le pouvoir vectorise des fantasmes de grandeur : omnipotence, omniscience, puissance, et de leur perte ou de leur néantisation : impuissance, insignifiance, incompétence ou perte du savoir-faire initial (celui d’avant la fonction de manager).
Cela pose la question du « désir de manager » en tant que passage d’un état d’équipier à celui de responsable, de ce qui s’est joué dans l’acceptation de prendre une position de « gouvernement des hommes », de la légitimation du choix (pourquoi moi pour le manager nommé, pourquoi lui pour ceux dans le regard desquels le manager existe), des effets des représentations du bon manager (du bon père, du bon chef) en tant que discours dominant et idéal porté par la novlangue (le discours de la domination et ses travestissements langagiers), de la crise permanente de la culture dans les organisations en ce que le triptyque freudien « ordre, esthétique et propreté » s’y joue de façon répétée, symptomatique, avec les rigidités qu’engagent les activités de gestion et donc de contrôle des productions et des personnes.
Aussi, dans ce passage à la fonction de manager, et de ce qui suit, la question du « devenir manager » et de ce que l’autorité viendrait soutenir le désir est rarement posée. Ce n’est pas tant du côté du « faire autorité »que ça se joue, c’est-à-dire du côté du symbolique et d’une alliance avec d’autres, mais du côté du pouvoir fantasmé du manager. Le fonctionnement des organisations y ajoute une conjonction : celle de multiplier les lieux de pouvoir, non par philosophie, ou choix éthique, mais pour tenir et faire tenir de l’efficacité maximale : celle qui procède du contrôle et de l’industrialisation des besoins. Pour que ce soit efficace, il faut les déléguer à plusieurs.
Le contrôle se représente comme un ensemble de transactions inter-personnelles dans lequel un manager doit ne pas lâcher et lâcher à bon escient. Ne pas lâcher les objectifs technico-économiques et leurs résultats planifiés, c’est-à-dire dénier les aléas pour les ramener à de la prévisibilité que l’on nomme dans le management avec force énergie et tension : an-ti-ci-per. Lâcher à bon escient ses émotions pour humaniser cette figure désincarnée du gestionnaire au nez rivé sur son tableau de bord, monté sur les ergots de son périmètre de responsabilité. Ce que je viens de décrire fait émerger la farouche énergie de positions défensives autour du pouvoir et de sa figure géométrique. Par figure géométrique, j’entends qu’au pouvoir la représentation commune adjoint un périmètre.
Il y a, du point de vue du psychanalyste, quelque chose d’archaïque dans cette visée managériale du périmètre et du pouvoir. Le périmètre comme terrain de jeu infantile, entre enfants qui en permanence remettent en jeu leurs règles, leurs frontières, leur suprématie (qui dirige et décide des règles), la domination (le gagnant ou la figure du « fort ») et la soumission (le perdant, celui qui laisse l’autre gagner pour ne pas déplaire ou par identification au dominant, la figure du « faible) et de ce que la géométrie du périmètre : une forme et des bords activent de l’envie, du conflit de frontières (dé-bordements), de la guerre – oh bien sûr une guerre qui ne dit pas son nom – guerre de l’information et de la désinformation, guerre des positions de pertes et de gain : honneur personnel et donc prestige. Loi du nombre : un manager qui dirige une équipe de trente personnes a plus de « poids narcissique » que son pair référent de trois équipiers.
Du côté du pouvoir, il faut dissocier les fonctionnalités du pouvoir des fantasmes projetés. C’est autour de la distribution de pouvoirs à des fins d’efficacité que s’organisent leurs fonctionnalités. L’entreprise, en tant que conception-paramètre d’une organisation occupe un terrain des besoins, et pour le coup, les modalités optimales de production aux moindres coûts – économiques s’entend.
Freud, dans son ouvrage « malaise dans la culture »*1, et plus proche de nous, le sociologue Frédéric Lordon dans son livre « la société des affects »*2 ont éclairé les effets des structures sociétales sur les affects des personnes. Il n’y a pas de structures qui ne produisent pas d’affects. Qu’elles se nomment « organisation matricielle », « entreprise libérée », ou « management collaboratif », ce qui est institué convoque les affects individuels. Avec les affects, viennent les fantasmes dont Freud dit qu’ils fonctionnent comme des sortes de rêveries, avec en définitive une lourde déception : le fantasme, une fois mis en oeuvre, s’avère insatisfaisant, voire décevant. Reste alors à renoncer à son fantasme, ou sinon à en produire un autre pour échapper à la pesanteur ou au vide du Réel.
Ce petit détour par la clinique du fantasme fait, de mon point de vue, comprendre une double réalité du pouvoir du manager en tant que fantasme :
– tout d’abord la place de victime et du reproche adressé à l’autre. « Si ce problème de production spécifique pour un client a raté, c’est de la faute du service commercial qui a mal instruit la commande ». Dans les faits, il est possible que ledit service ait fait une erreur ou ait adopté une stratégie de conquête du client dont la conséquence se trouve dans la torsion du processus de production standardisé. Ce qui m’intéresse dans cette affaire ne concerne pas le Réel de l’erreur, mais plutôt la défense psychique qui, par le jeu du déplacement de la faute sur l’autre, préserve le fantasme de pouvoir du manager victime, par exemple un fantasme d’omnipotence comme on en rencontre souvent : le manager qui maîtrise et contrôle tout, à défaut « je dois tout maîtriser ». L’omnipotence a une soeur jumelle : l’omniscience. Pour contrôler, il faut « savoir », faute de quoi le contrôle s’exercerait « à vide » ou sans légitimité (disons plutôt sans soumission au savoir du Maître).
– Le pouvoir, tel que défini par l’organisation, n’est pas extensif du fait qu’il est distribué. En conséquence de quoi, le pouvoir de chaque manager se trouve contingenté par le pouvoir de l’autre. Le pouvoir distributif a pour formes le partage et l’alliance. Dans le modèle idéal. Ce que l’on nomme en entreprise par du « gagnant-gagnant ». C’est faire fi des passions et du film du leadership projeté sur écran, celui du manager qui enthousiasme, gagne et fait gagner, convainc, rassemble et rameute. On ne peut guère avoir le beurre et l’argent du beurre. Aussi, en agitant le fantasme du manager idéal (celui du leadership), l’idéologie managériale le convoque sur un terrain qui est celui de se montrer et de montrer ses objets (ses qualités, son agir comme identification narcissique et non comme par le cadre de la figure d’autorité).
Le fantasme de l’omnipotence : ce par quoi un manager fait advenir du changement – gouverner et remanier ont partie liée dans le syntagme*3 contemporain du management. Produire des changements en tant que conformation aux exigences esthétiques et contrôlantes de l’organisation active l’angoisse de managers. Pour autant, si l’angoisse a une réalité clinique pour qui écoute un manager, cette même réalité est ramenée à du stress ou à du conflit interne que le langage circulant nomme par de la complication. Aujourd’hui, on s’accorde à dire d’une situation de management qu’elle est « compliquée », mais pas qu’elle fait source d’angoisse. Comme l’angoisse relève d’un désir qui pourrait chuter, on peut entendre par le fantasme d’omnipotence ce qui viendrait empêcher et éloigner la chute, à la fois par l’expression refoulée des affects du manager et un agir pulsionnel qui clôt tout risque. D’où de l’hyper-contrôle, des tensions et du conflit, et le « vouloir engranger », comme si l’enjeu financier du résultat économique se doublait d’un enjeu affectif d’un gain acquis à tous les coups.
Que peut un psychanalyste, ou plutôt que peut un manager pour se déprendre du pouvoir en tant que pulsion et des fantasmes qui circulent ?
De mon point de vue : pas grand chose. Pas grand chose si le fantasme du fantasme avait pour visée de « régler ses fantasmes une bonne fois pour toutes », ou encore pour paraphraser les promotions publicitaires du leadership « de réussir son leadership en excellant sans son fantasme ». C’est oublier que l’exercice d’une responsabilité, comme le quotidien demeurent supportables grâce à ces petites rêveries.
Ce que peut un manager, c’est de mettre à distance son fantasme « en le traversant », c’est-à-dire en allant y voir ce qu’il y a d’archaïque, d’infantile, par exemple le rêve de « faire de grandes choses », ou de « briller pour ses parents », « d’être le sauveur, le réparateur », bref d’exercer de la lucidité à l’endroit de ses limites, d’accorder une place à l’autre qui ne soit ni excessive (être dans le désir de l’autre), ni accessoire ou illusoire (en manipulant) et d’humaniser un exercice du management qui, à force ce mots d’ordre et de modes, agit comme un leurre, une illusion d’optique pour soi et les autres.
*1 – Sigmund Freud « malaise dans la culture », Editions Le Monde-Flammarion
*2 – Frédéric Lordon « la société des affects », Editions du Seuil
*3 – Syntagme : groupe de termes dont la succession a un sens et qui forment une unité fonctionnelle.