Intervention dans le cadre du séminaire G.R.A.A.M. de décembre 2008
Patrick et Laure travaillent tous deux dans la même entreprise depuis 15 ans. Ils ont été quittés par leurs conjoints il y a deux ans environ. De collègues qui s’entendaient bien, ils se sont rencontrés sur le plan personnel et vivent ensemble. L’appel vient de Patrick, il me dit que sa compagne est déprimée. Elle recommence à prendre des antidépresseurs. Ils subissent un stress important depuis des mois. Patrick est directeur de la production dans une entreprise de papeterie de taille moyenne.
Laure est responsable de bureau et lui reporte. Lors du premier entretien ils viennent à deux, (ensuite Laure vient seule, et une autre fois encore à deux), ils me disent à quel point le climat actuel leur parait difficile.
« Tout le monde est tendu, nerveux, accablé, perdu. Elle parle « d’amputation ». « Ça pollue ma vie privée ».
Elle semble plus atteinte dans le sentiment de son identité que lui. Le canal de décision est chamboulé. Tous deux parlent de rapports machiavéliques, de chiisme, de manipulations. En fait la situation de claire qu’elle semblait être, a commencé imperceptiblement à changer il y a quelque temps.
Le président qui a aujourd’hui 70 ans semble être tombé sous le charme d’une femme devenue sa maîtresse, qui elle-même a fait, depuis, recruter une autre femme.
Ces deux femmes prennent de plus en plus de responsabilités et viennent interférer entre Patrick et Laure qui formaient une « équipe formidable ». Elle dira :
« On arrivait à développer ensemble, dans une même dynamique, on se ressourçait, même si j’avais le sentiment qu’il me mangeait ma place, les gens nous appréciaient, on avait de la reconnaissance à tous les deux. Je n’arrive plus à me situer, c’est hyper déstabilisant. Ce n’est plus moi qu’il vient chercher ». « Je me sens emmurée, sans perspectives, bloquée ». Il y a des problèmes de relation au travail entre la plupart des collaborateurs, et avec Patrick. Tout cela a des répercussions sur ses sentiments et leur relation privée, elle lui en veut de prendre une autre attitude que la sienne.
« Il se met en avant. Je suis tellement en colère contre lui ».
Elle ne se sent pas soutenue par lui dans les conflits qui les opposent au dirigeant et à ses nouvelles conseillères (les deux femmes). Patrick semble avoir d’autres atouts que ceux de Laure. Il dit :
« Je n’ai pas peur des affrontements, au contraire. »
Il souffre cependant aussi de cette situation. Lui aussi perd en force dans sa positon de numéro deux de la société, ses décisions ne sont plus aussi suivies et ratifiées qu’auparavant.
« Mais ce n’est qu’un travail, je prends du recul.»
Dans cette PME, les rapports entre les cadres se sont détériorés. Laure se fait by-passer dans les dossiers à suivre dès le début. Elle doit pouvoir contrôler avant de donner les feux verts à la mise en fabrication. Cela ne semble plus possible. Elle a cinq personnes sous ses ordres. Dans son propre bureau les dossiers circulent sans qu’elle ait eu le temps de les vérifier et de les reprendre. La hiérarchie devient floue .Ou plutôt une hiérarchie parallèle s’est créée, de laquelle Laure se sent exclue. La protégée du président s’immisce et reprend ce qui lui revenait avant, à elle, Laure. Et elle déprime, pleure au bureau, se plaint, ne se sent plus respectée, « je ne mérite pas d’être traitée comme ça, j’ai besoin qu’on ne me prenne pas pour une idiote, qu’on me dise clairement quelles sont mes tâches, je suis vraiment dégoûtée, mon rôle est bidon ».
Le tableau hystérique de Laure est riche de symptômes : Laure a déjà consulté il y a trois ans pour phobie de l’avion, fait des crises migraineuses depuis l’âge de huit ans, elle a failli perdre une main vers 16 ans, a été opérée des genoux à un an d’intervalle, a fait de nombreuses malaises, des dermatoses à répétition, des grossesses très difficiles, et se décrit comme ayant une mauvaise santé ! Elle se place en concurrente de sa mère et en identification. On peut sans peine faire l’hypothèse de la réactivation et de l’amplification de son hystérie au travail.
Un tel tableau fait pendant à celui de sa mère, mère harcelante.
« Dépressive, le médecin venait fréquemment, il ne fallait pas la déranger, jamais contente, elle demandait de l’aide, c’était jamais bien fait. Ma mère ouvrait la porte de ma chambre sans frapper, pour venir se lamenter ». Une mère persécutrice occupant toute la place.
Enfant elle vivait dans un petit appartement, (les quatre enfants dormaient dans la même chambre) puis dans une maison où elle a eu sa chambre au sous-sol, son « refuge quand ça gueulait là haut ». La mère criait, le père, « transparent, effacé, plus cool, évitant le conflit, arrondissant les angles. Je lui ressemble en beaucoup de points. Mon père a une grande sensibilité, est passionné de musique. Ça n’a pas été l’homme de la maison ».
Elle montre là une identification à ce père, elle qui a « horreur des conflits » et en même temps elle rêve d’un autre père.
A ma question c’est quoi un père ? Elle répond : « Quelqu’un d’autoritaire ».
« Ma mère, elle a attendu beaucoup de moi. Je me suis dit, je vais réussir en tout. Ce qui me tient encore et je ne supporte pas de décevoir. Je me suis épuisée à ne pas décevoir mes parents.»
Elle me confiera qu’elle se sent pleine de colère envers Patrick. Sa grande souffrance actuelle est de ne plus savoir quelle est l’image idéale à tenter d’atteindre, en premier lieu par le créateur de cette entreprise, puisque les ordres ne viennent plus clairement lui délimiter cette place, la place où on l’attend. Elle ne se sent pas soutenue par son compagnon, qui joue son propre jeu dans l’entreprise, qu’on pourrait dire « pris par un autre scénario».
Cette colère chez Laure prend le relais de celle, vécue enfant, devant une mère si insatisfaite et si insatisfaisante mais elle intériorise au travail la position masochique d’être l’objet de celui qui doit la faire souffrir, ou doit la reconnaitre, lui renvoyer cette image après laquelle elle court, pour se conformer au désir de l’autre. « Je cherche à coller une image ». Son désarroi actuel est de ne plus connaitre la place qui lui est désignée par ce « grand Autre du travail » pour elle, le créateur de l’entreprise.
Ambivalence de Laure devant ce supérieur, son n +1, qu’elle admire et qui lui fait de l’ombre « il me faisait de l’ombre, même si je l’aimais bien. »
D’où vient cette ombre aux yeux de Laure ? Patrick occuperait la place de sa mère dans son fantasme, une mère omnipotente, faisant de l’ombre au père de Laure et à Laure elle-même. Une mère prenant la place par sa plainte et ses manifestations hystériques, face à un mari transparent.
Mais elle attend peut être du véritable patron, qu’elle chargerait du rôle paternel et maternel, de la lui designer à elle, sa vraie place dans l’entreprise ; faute de quoi elle ne se sent plus exister.
Cette vignette clinique fait bien ressortir la position singulière de ce sujet dans sa souffrance, donc dans son désir de travail.
Le discours de Laure me semble venir étayer la nécessité pour l’accompagnement de reconnaître chaque sujet comme propriétaire de sa souffrance. Ici éclate la démonstration à la fois de l’hystérisation produite par le travail et de l’influence délétère de l’entreprise : l’entreprise destructrice et non réparatrice. Dans ce cas clinique, on le constate, après une période dans laquelle l’équipe jouait son rôle de tampon et de protection ; l’éclatement du canal hiérarchique ne lui a plus permis d’assurer cette fonction protectrice, alors le sujet s’égare dans le labyrinthe de ses projections.
La position hystérique de Laure a été réactivée par la situation de travail.
Si le fantasme angoissant de l’hystérique c’est de chercher, et de craindre de rencontrer un « père qui vaille », pour se laisser décevoir ensuite par un père qui ne tient pas ses promesses de solidité, alors on peut dire que l’attitude du directeur est venue démontrer encore la faiblesse de l’image paternelle. Mais le principe de recherche d’insatisfaction propre à l’hystérique aurait fait que Laure à un moment ou à un autre aurait trouvé le moyen d’être déçue.
La situation est devenue traumatique dans la mesure où cette configuration classiquement hystérique, de l’imaginaire de Laure, est venue se confronter à une réalité qui la concrétise.
Au plan de l’intervention proprement dite force est de constater que Laure est dans une situation de danger réel face à des personnes perverses… Laure est perdue entre ce qu’elle attend des hommes et aussi ce qu’elle espère des femmes. Et la réponse lui apparaît : « je ne sais toujours pas ce que j’en attends, mais en tout cas, pas cela… »
Dans le cas présent, de souffrance au travail, se pose la question de situer l’accompagnement fondamental par rapport à une psychothérapie analytique .Laure est déstabilisée au travail et dans sa vie intime. Que traiter, quoi traiter en premier ? Soutenir son narcissisme, la prendre en psychothérapie, pour lui permettre de se poser plus clairement ensuite la question de son désir de travail m’a semblé la direction à prendre. La séparation n’a pas à être tranchée dans le temps, il me parait possible de relier les deux démarches, ce que j’ai fait pour cet accompagnement.
Je propose à nos compagnons « graamistes » d’y réfléchir et appelle la discussion